Un cheval dangereux !

 

Au poney-club de Bourg-Neuf, tout marche bien ; on peut même dire que cela ronronne : bonne nourriture, bonne litière, bons maîtres, bons cavaliers… Cela nous rend curieux et même friands d’un peu d’originalité.

Ce jour-là, je me souviens, un camion s’est garé dans la cour. Evidemment, nous avons tous sorti la tête pour regarder.

Un homme est descendu, côté conducteur, un garçon, un peu maigre et court sur pattes, a sauté de la place passager. Ils ont ouvert la porte arrière, descendu le plan incliné, puis l’homme s’est écarté. Le garçon s’est placé en bas de la rampe et il a sifflé, doucement.

Nous n’entendions aucun bruit, comme si le camion avait été vide.

Alors, le garçon a appelé, sans élever la voix : « Gazon ! »

Quatre sabots se sont mis à bouger, une tête est apparue, et un cheval est descendu. Il était grand et costaud, sans doute un trotteur ou un selle français, bien charpenté et musclé, joli, quoi ! Un bien grand cheval, en tout cas, pour un garçon aussi frêle.

Le cheval a descendu la rampe d’un pas uni et il est allé planter sa tête dans les bras du garçon.

Nous nous sommes mis à hennir en fanfare, pour dire bonjour, d’abord. Mais aussi pour communiquer notre admiration. Eh oui ! Gazon était entièrement nu : pas un licol, pas une longe. Rien ! Et rien n’aurait pu justifier qu’il soit attaché, puisqu’il ne semblait pas avoir envie de faire la moindre incartade.

Sage, mais pas très correct ! Il n’a pas répondu à notre concert de bienvenue.

Agathe, la patronne du poney-club, s’est approchée un peu effarée, en sautillant sur ses bottes qui lui font des jambes de cigogne.

— Attention ! a-t-elle dit. Vous êtes dans un club, ici. Les chevaux doivent être attachés.

L’homme a haussé les épaules :

— Il a un licol invisible, vous verrez.

Le garçon a dit bonjour à Agathe, puis il a avancé de quelques pas dans sa direction. Le cheval l’a suivi, le nez collé à son épaule.

— Dis bonjour à Madame…

— Agathe ! a-t-elle dit, pas Madame !

Gazon a fait un drôle de petit mouvement avec sa tête, puis il a recollé son nez sur l’épaule de son maître.

— Pouvez-vous me dire où est son box ? a demandé le garçon.

— Bien sûr ! a répondu Agathe, juste devant toi, au fond de la cour.

Le garçon s’est mis à marcher et le cheval l’a suivi, le nez toujours collé à son épaule.

Agathe s’est tournée vers l’homme avec un petit rire :

— Vous avez raison, il a bien un licol invisible.

Arrivé au box, le garçon s’est mis à parler au cheval qui a décollé son nez quelques secondes pour regarder son écurie.

Ceux qui habitent près du box ont raconté que le garçon expliquait à son cheval toute la vie du poney-club et que le cheval répondait avec des petits bruits, comme s’il marmonnait dans sa barbe. Nous, bien sûr, on ne les a pas crus. Même à Bourg-Neuf, les cavaliers les plus gentils ne se donnent pas la peine de nous raconter autre chose que leurs propres soucis. Et nous, évidemment, on les frotte de la tête ou on leur lèche la main, mais ça ! Foi de poney, on ne leur parle pas ! On a pensé que les voisins du nouveau nous racontaient ça pour se rendre intéressants !

Par contre, on regardait le garçon avec beaucoup d’attention : un si gentil que ça, on n’en avait rarement vu et on se promettait déjà de l’attirer de notre côté pour profiter un peu de sa gentillesse.

Tu parles !

Après cette visite de l’écurie, le garçon a fait rentrer le cheval dedans et il est reparti au camion. Avec l’homme, ils ont descendu quelques paquets et fait des voyages jusqu’à la sellerie des propriétaires.

La porte du box était restée ouverte, mais je vous jure que le cheval ne sortait pas. Il regardait le garçon aller et venir, sans bouger d’un poil.

Agathe se tenait les mains, l’air préoccupé :

— Vous ne pensez pas qu’il risque de sortir, si vous laissez la porte ouverte, et de semer la pagaille, quand les cavaliers du mercredi après-midi vont arriver…

— Non, a dit l’homme. Quand Fabien lui dit de rester quelque part, il ne bouge pas.

Agathe a secoué la tête, vaguement mécontente. J’ai l’impression qu’elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait et entendait et qu’elle imaginait quelques complications avec ce nouveau pensionnaire.

Mais l’homme – le père du garçon – avait raison. On s’en est aperçu les jours suivants.

De la journée, on ne voyait jamais la tête de Gazon à la porte du box. Il ne réclamait même pas à manger à la distribution du matin et du midi. Par contre, vers quatre heures et quart, les jours d’école, et dix heures, les autres jours, il pointait son nez à sa fenêtre et se mettait à attendre.

En général, un quart d’heure plus tard, le garçon apparaissait. A chaque fois, c’était la même chose, le cheval le saluait de loin, d’un long hennissement grave, et on avait l’impression qu’il recommençait à vivre.

Fabien lui offrait d’abord un gros câlin. Ensuite, il le sortait du box, sans aucun lien, et se mettait à le panser. Le cheval ne faisait pas un geste déplacé, il levait les pieds un à un sans que son maître ait besoin de le lui demander et, surtout, dès que le garçon était à portée de sa tête, il se posait sur lui, comme une sorte de col en fourrure qu’on fixerait à une veste.

Au bout d’un moment, le garçon rangeait son matériel (en laissant son cheval seul dans la cour, face à un anneau imaginaire) puis revenait près de lui. Là, il l’entraînait vers une grande borne située à l’entrée du club et se juchait dessus. De nos boxes, on aurait juré que le cheval rapetissait au maximum pour lui permettre de grimper sur son dos…

Quand le gamin était en place, ils s’éloignaient ensemble vers le manège, la carrière ou la forêt. On les voyait, de loin, travailler ou se promener tous les deux, sans filet… et sans rênes. Incroyable !

Impossible de savoir si Fabien guidait son cheval avec la voix, en déplaçant le poids de son corps, ou si c’était Gazon qui devinait ses intentions ou bien encore s’il décidait seul de ses mouvements. Un vrai mystère ! Mystère d’autant plus grand que ce fichu cabotin de Gazon ne nous adressait pas la parole. Il faisait même semblant de ne pas nous voir. Pour lui, je suis certain que nous n’existions pas, sauf…

Ce gamin si gentil était loin d’être aussi indifférent que son cheval. Pour lui, l’univers ne se bornait pas à Gazon, nous existions ! Il nous regardait, nous saluait, nous parlait… mais ne nous touchait pas car, je peux poursuivre sur ce « sauf » que j’ai laissé en plan, tout à l’heure : s’il faisait mine de s’approcher de nous ou, cas extrême, de nous caresser, son cheval qui se  voulait seul au monde, devenait fou. Fou de jalousie, de rage, d’excitation, de colère : il aurait pu faire exploser la porte de son box ou nos pauvres oreilles. Il déchirait l’air de hennissements hystériques, de ruades dans les murs, se jetait sur la porte, simulait un saut mortel dans l’espace ouvert au-dessus du battant.

Drôle d’animal, tout de même !

Lorsque Fabien se laissait prendre à son propre piège de gentillesse pour les autres poneys et chevaux du club – ce qui n’arriva que deux fois en tout et pour tout ! – le garçon soupirait, s’arrachait à son infime trahison et se précipitait vers le forcené. Là, on l’entendait parlementer des heures entières pour restaurer la confiance qu’il avait failli perdre par son geste malheureux.

Par conséquent, inutile de dire qu’aucun d’entre nous n’aimait Gazon. Un cheval qui ne communique pas avec les autres et qui se tuerait par jalousie n’est pas un animal très fréquentable. Les chevaux sont pourtant faits pour vivre en groupe… de chevaux. Les hommes ne seront jamais aussi proches de nous que nous pouvons l’être entre nous. Enfin…

 

A force, nous avons fini par nous habituer à cet étrange compagnon d’écurie.

Autant nous avions été curieux de les regarder effectuer toutes sortes de prodiges ensemble : sauter des obstacles gigantesques, réaliser des prouesses techniques au trot comme au galop, disparaître une demi-journée en forêt et revenir l’un avec l’autre et le tout, toujours sans aucun de ces liens de cuir et de métal que l’homme a inventés pour nous mater violemment ou nous guider délicatement, autant, au fil des jours, nous nous sommes désintéressés totalement de tout cela, tant l’attitude de ce jaloux possessif nous dégoûtait.

 

Le temps passa. Au hasard des départs et arrivées de chevaux de propriétaire, je fus amené, un jour, à emménager dans le box qui se trouvait à gauche du sien. C’est là que je pus constater que Gazon parlait vraiment à Fabien : un drôle de langage parfaitement incompréhensible pour moi, mais que le garçon interprétait parfaitement.

Notre voisinage ne créa aucun lien entre nous. Gazon m’ignorait tout autant qu’il l’avait fait auparavant de ses autres voisins.

Je m’ennuyais affreusement dans ce coin de la cour d’où je ne pouvais rien observer d’intéressant. De surcroît, personne ne me parlait, Gazon étant muet et l’autre box trop éloigné du mien. Si seulement, ce maudit cheval avait bien voulu me raconter la forêt ou les parcours d’obstacle, pour compenser mon abattement.

Je suis d’un naturel si docile, qu’on a tendance à me consacrer aux débutants. Fatigué qu’on me tire sur la bouche et qu’on rebondisse sur mon dos, je ne suis plus bon à rien en saut et j’ai rarement droit à des promenades plus longues que le sentier qui boucle autour du club. Une vie de poney de club, quoi !

Je boudais ma nourriture, maigrissais à vue d’œil. Fabien osa s’arrêter un jour devant moi, inquiet de mon mauvais état.

Etrangement, Gazon fit peu de cas de sa halte à la porte de mon box. J’en déduisis qu’il commençait à mettre de la paille dans son foin (expression de chez nous que les humains traduisent par mettre de l’eau dans son vin). En fait, j’appris plus tard qu’il souffrait d’une légère infection de l’œil droit qui lui voilait la vision et le gênait terriblement. Il cachait ce souci de santé à son maître, afin de ne pas l’inquiéter, ce qui n’est pas malin. Mais enfin, l’excès d’amour conduit parfois à des comportements insensés !

Toujours est-il que Fabien me quitta après quelques brèves caresses et prit soin de son cheval, comme à l’accoutumée.

Lorsqu’il fut propre et brillant comme un sou neuf, je l’entendis lui dire :

— Que penses-tu d’une petite séance d’obstacle, aujourd’hui ?

Pour ne pas lui déplaire, malgré son handicap, Gazon acquiesça.

Fabien le guida à la borne habituelle et monta sur son dos. Ensemble, ils s’élancèrent vers la carrière.

Ils n’avaient pas sauté trois obstacles que la catastrophe arriva. Gêné par son problème d’œil, Gazon s’enleva tardivement sur un oxer et, par manque de calcul, s’écrasa dessus. Fabien tomba au milieu des barres et se brisa la jambe.

Agathe, le père et les pompiers se chargèrent du garçon et du cheval, et ce fut un Gazon accablé qui réintégra son box. Par simple compassion, je lui jetai quelques mots de consolation au passage, mais il sembla les ignorer.

Le garçon déserta le poney-club durant quantité de journées, et Gazon s’abandonna au chagrin. Il ne mangeait plus, mais plus du tout, et dépérissait à un rythme affolant. Comme nous étions voisins et en mauvaise forme tous les deux, Agathe se mit à nous traiter tous deux aux mêmes heures et de même manière. Elle nous lâchait même ensemble dans un paddock herbu pour tenter de nous redonner goût à la vie.

Je commençais à me requinquer, mais Gazon se mourait. Un jour, n’y tenant plus, je décidai de rompre le silence qui régnait entre nous :

— Enfin ! lui dis-je. Tu ne vas pas te laisser mourir, tout de même ! Regarde-moi, je reprends des forces. Une dépression ne doit pas être éternelle. Il faut se secouer !

Gazon me regarda et soupira. Au bout d’un long moment, il se mit à parler :

— J’avais fait vœu de ne plus adresser la parole à un équidé, mais je ne tiens plus. Et tu es sans doute le poney le plus aimable de cet endroit, le seul qui m’ait jamais adressé quelque parole de réconfort... Je meurs, parce que je suis certain que Fabien me déteste.

— Comment peux-tu dire cela ?

— Tout simplement parce qu’il ne vient plus.

— Bougre d’âne, lui dis-je. Il ne vient plus, parce qu’il doit rester allongé… la jambe bloquée dans un plâtre.

— Comment sais-tu cela ?

— J’écoute tout ce qui se dit ici. A force, je m’y connais un peu.

— Tu dis que sa jambe est bloquée dans un plâtre ?

— Evidemment, puisqu’il se l’est cassée en tombant dans cet obstacle. Une jambe cassée, pour un humain, c’est moins grave que pour nous. On ne les pique pas… Tout de même, c’est assez sérieux !

— Et c’est moi qui suis responsable de ça !

— Dans une chute, les deux sont responsables, en général. A moins que le cheval ne soit un vicieux, mais je n’ai vraiment pas l’impression que ce soit ton cas !

— Je te remercie de penser ça de moi.

C’est là que Gazon m’expliqua les raisons de l’accident et ses problèmes de vision qui  s’arrangeaient un peu, depuis qu’Agathe le soignait pour ça.

— Cesse donc de culpabiliser, lui dis-je. Tu n’es pour rien dans cet accident stupide.

— Tu le penses ?

— Evidemment, je ne suis pas du genre à dire ce que je ne pense pas.

Gazon garda le silence quelques secondes puis reprit :

— Tu comprends, j’aime Fabien plus que tout au monde.

— Ça, je l’avais remarqué…

Je gardai le silence à mon tour par pudeur. Puis ma curiosité prit le dessus :

— Pourquoi donc l’aimes-tu à ce point ? Ce n’est qu’un homme.

— Pas n’importe quel homme !

— J’entends bien, mais les chevaux, d’ordinaire, aiment tout de même mieux les autres chevaux que les hommes. Quoi qu’il arrive !

Gazon s’ébroua de dégoût. Il était tellement faible qu’il faillit tomber :

— Je déteste les chevaux. Euh ! Pardon ! Je fais une exception pour toi, qui sembles bon.

Le silence retomba.

Je ne voulais pas être indiscret, mais je repris la conversation après quelques instants :

— Je comprends pourquoi tu aimes ce garçon : il est d’une gentillesse hors du commun. Malgré tout, je pense que tu en fais un peu trop. Tu es trop obéissant et trop jaloux.

— Fabien m’a sauvé de la mort. Je lui voue une reconnaissance éternelle. C’est pour cela que de ne plus le voir et d’imaginer qu’il me déteste, me tue.

— Je te dis que tu es trop entier. Recommence à manger, je t’en supplie. Fabien va revenir, ce n’est qu’une question de jours.

Agathe nous rentra au box à ce moment-là et mit fin à notre conversation en fermant le haut de nos portes pour la nuit.

Le lendemain, il plut à seaux toute la journée. Notre sortie à l’enclos fut annulée et Gazon ne pointa pas la tête hors du box. Je ruminais ses propos, et quelque chose me turlupinait.

Lorsque je le retrouvai au paddock, le surlendemain, je ne pus retenir la question que je n’avais cessé de me poser :

— Pourquoi donc détestes-tu les chevaux à ce point ?

— C’est une longue histoire, dit-il. Je ne sais pas si j’aurai la force de te la raconter, aujourd’hui.

— Pourtant, tu t’es un peu remplumé et ta bouche sent les granulés. Tu as recommencé à manger !

— Tu as raison. Notre conversation m’a redonné le moral. Si tu dis vrai, il faut que je reprenne des forces pour le retour de Fabien. Il serait catastrophé de me trouver ainsi.

— Toujours son Fabien ! pensai-je. Il n’en a vraiment que pour lui… Et une pointe d’amertume m’assaillit. Je me prenais presque à être jaloux d’un tel amour. Jamais, je n’avais ressenti un sentiment si fort pour un humain. Jamais, je n’avais d’ailleurs ressenti d’amour, tout court… Il y avait bien eu cette pouliche qui partagea mon box, un temps, mais elle avait disparu du poney-club, un jour, et je n’avais jamais plus eu de nouvelles…

— Tu as l’air si triste, dit soudain Gazon. Ai-je dit quelque chose qui t’a peiné ?

— Non, répondis-je. Je constate seulement l’inutilité de ma vie, ce manque d’amour.

— Oh ! Je suis désolé. Si cela peut te consoler, mon bonheur avec Fabien est très récent. Avant lui, j’ai beaucoup souffert.

— Ah oui ? On ne croirait pas à te voir.

— Peut-être, dit-il. Pourtant, je n’ai pas eu de chance, et Fabien m’a sauvé d’une mort certaine.

— Raconte…

— Lorsque j’ai rencontré Fabien, j’étais prêt pour le convoi de la mort.

— Quoi ! m’écriai-je avec horreur. Mais pour quelle raison ? Tu n’es pas vieux !

— Il y avait deux causes à cela : d’abord, je pesais 250 kg.

— Non !

Je le regardai attentivement. Un cheval de forte carrure comme lui, devait peser au bas mot 500 kg. Malgré son jeûne de plusieurs jours qui l’avait fait maigrir, il en faisait encore au moins 450. Ce Gazon n’était qu’un blagueur et tout ce cinéma ne servait qu’à m’obliger à m’apitoyer sur son sort. Mais on ne me le fait pas à moi. J’en ai vu d’autres…

— Tu ne me crois pas ? demanda-t-il tristement.

Une telle sincérité dans ses yeux, même dans celui voilé par l’infection, ne pouvait mentir. J’eus honte d’avoir mis ses propos en doute :

— C’est difficile à croire. A moins que tu n’aies été encore un poulain, lorsque tu l’as rencontré. Et lui aurait été au berceau…

— J’étais adulte… mais j’avais subi tant de mauvais traitements qu’une simple selle, posée sur mon dos, m’écrasait sous son poids.

— C’est fou !

— L’autre raison de mon départ pour l’abattoir… Gazon hésita : …était que j’étais réputé vicieux.

J’éclatai de rire :

— Toi ! Je n’ai jamais vu un cheval aussi franc, sincère et fiable avec son cavalier, que toi !

— Merci… Tout cela est venu d’un effroyable quiproquo.

Je n’en pouvais plus d’impatience. Heureusement, Gazon vint à mon secours :

— Tout a commencé, lorsque j’étais poulain. Ma mère avait une sœur qui a pouliné presque en même temps qu’elle. Elle a mis au monde un poulain quasiment identique à moi-même. C’était un peu normal, puisque nous avions tous les deux le même père. Je ne sais si tu connais les lois qui ont été créées par les humains pour réglementer les naissances des poulains.

— Pas vraiment, non.

— Dans la race des trotteurs, qui est la nôtre, rien n’est laissé au hasard. Les étalons et les juments doivent être qualifiés en course pour avoir le droit de se reproduire. Et c’est le nombre de courses qu’ils ont gagnées qui déterminent le nombre de poulains qu’ils auront le droit de fabriquer.

— C’est dingue !

— C’est fait pour limiter les naissances et améliorer la race.

— C’est bien un truc des humains ! Ils font vraiment n’importe quoi !

— Tu as raison. Notre père était excellent. Il avait remporté de nombreux prix. Ma mère était aussi une championne, mais sa sœur avait connu un accident en début de carrière, si bien qu’elle n’avait jamais été qualifiée. Sais-tu ce qui arrive généralement à une jument qui ne peut courir ou reproduire ?

— Non !

— Elle est vendue à bas prix ou conduite à l’abattoir, puisqu’elle ne peut plus servir à rien.

— Je ne comprends pas. Cela ne l’empêche pas d’avoir des poulains ; la preuve, ta tante en a eu un.

— Elle peut en avoir, mais ils n’ont pas de papiers. Ce sont des « rien du tout ».

— C’est fou !

— Tu l’as dit ! Le maître de ma mère et de sa sœur les aimait beaucoup toutes les deux. Ma tante a passé sa vie au pré, et ma mère l’a rejointe lorsqu’elle a pris sa retraite. Il a décidé de les faire pouliner toutes les deux. Je suis né trotteur, et mon demi-frère, rien du tout. Et ça, il ne pouvait le supporter. Pourtant, on nous a élevés de la même manière.

— Alors, comment aviez-vous connaissance de cette différence ?

— Notre maître passait son temps à nous comparer tous les deux et à se lamenter : « N’est-ce pas injuste d’avoir deux poulains identiques en tous points, dont un seul pourra devenir un champion et l’autre aura grandi pour rien ? » Mon demi-frère en conçut une grande amertume dès les premiers mois de sa vie.

— On peut le comprendre !

— Au début, je le comprenais… Lui mourait d’envie de courir et moi, je rêvais d’une vie tranquille. Nous avions beau nous ressembler physiquement, je t’assure que mentalement, ce n’était pas le cas. Quand il comprit qu’un jour, il devrait quitter le haras pour devenir cheval de club ou de chasse, alors que mon avenir de champion était tout tracé, il me prit en haine. Et sa haine grandit aussi vite que lui. A deux ans, mon maître commença à m’entraîner. Lui passait ses journées à se défouler sur moi. La veille de ma première course, celle qui compte pour être qualifié, il se dressa devant moi et me menaça, si je n’échangeais pas ma place contre la sienne, de se venger d’une manière que je ne pouvais même pas imaginer.

— Quelle horreur !

— J’hésitai. Je n’avais aucune envie d’affronter les champs de course, et j’aurais voulu permettre son bonheur, mais je ne savais comment faire. Malgré notre ressemblance, le maître ne se trompait jamais. Je décidai toutefois de lui céder ma place. Nous changeâmes de box, durant la nuit. A l’aube, lorsqu’on ne distingue pas bien les choses, les garçons d’écurie vinrent le préparer pour le trajet et ne s’aperçurent pas du changement. Il partit avec eux. La journée me parut atrocement longue. Evidemment, comme il n’était pas entraîné, il fit une course exécrable et ne fut pas qualifié. Notre maître passa pour un entraîneur raté et s’en trouva vraiment mortifié. Mais quand il revint à l’écurie, il s’aperçut de la méprise des garçons d’écurie et les renvoya pour faute professionnelle. Cela mit une ambiance détestable dans le haras et j’en éprouvai beaucoup de remords. Ces pauvres gars étaient très gentils !

— Et ton demi-frère ?

— Il était fou de rage d’avoir gâché sa chance et d’avoir été ridiculisé devant autant de chevaux. Comme notre maître avait décidé de m’inscrire à une autre course de qualification – je ne sais pas, d’ailleurs comment il s’était débrouillé pour obtenir une nouvelle chance – mon demi-frère commença à s’entraîner en secret. La veille de la course, il vint me fixer un nouvel ultimatum. Mais, cette fois, je ne cédai pas. J’avais trop honte du licenciement des garçons. Alors, il s’éloigna, la haine dans les yeux et je me mis à craindre le pire. Durant la nuit, il profita de mon sommeil pour pénétrer dans mon box et me blessa profondément à la jambe à coups de sabots. Tiens ! Regarde !

Gazon tendit son antérieur droit devant lui et j’aperçus une longue cicatrice.

— Notre maître ne se remit pas de cet accident. Les saisons précédentes avaient été difficiles pour les finances du haras et il avait mis tous ses espoirs dans ma carrière future pour redresser la situation. Il entra dans une profonde dépression, fit faillite et fut obligé de tout vendre. Mon demi-frère et moi-même fûmes cédés à un club hippique. Je ne savais rien faire d’autre que trotter et lui, pas grand-chose de plus que brouter.

— On vous a débourrés ?

— Oui ! Nous avons appris à tourner en longe, puis on nous a posé une selle sur le dos, et un cavalier a fini par nous grimper dessus. Notre nouveau propriétaire était une vraie brute et il fallait obtempérer sans sourciller. Le pire, c’est qu’il était incapable de faire la différence entre nous deux et il ne comprenait pas pourquoi l’un d’entre nous, moi, se laissait plutôt faire et l’autre, se transformait, peu à peu, en danger public. D’une séance d’entraînement à l’autre, il oubliait ce qu’il avait appris à l’un et raté avec l’autre. Il entrait dans des colères énormes et, quand il avait bu, il nous frappait même à coups de fourche. J’étais très malheureux, mais mon demi-frère, lui, devenait méchant. Ne parvenant à rien faire de nous comme montures, notre maître se mit à nous atteler. Il paraît que nous étions magnifiques, mais je souffrais mille morts. D’être ainsi enchaînés l’un à l’autre, je subissais tous les mauvais sorts. Mon demi-frère ne tirait pas, me laissant seul hâler la charge de la voiture, il me mordait, me poussait, m’injuriait à longueur de journées. Cela donnait un résultat piteux. Un jour notre propriétaire nous vendit à un autre club.

— Que de péripéties !

— Là, on s’aperçut vite que l’un d’entre nous était plus facile que l’autre. Comme on me confiait à des cavaliers débutants et lui, à des petits enquiquineurs imbus d’eux-mêmes, sa jalousie s’en trouva exacerbée. Un jour, il mit au point un horrible stratagème pour se débarrasser de moi, définitivement. Nous étions en promenade, et un orage éclata. Il profita de l’obscurité soudaine pour échanger nos cavaliers.

— Comment fit-il ça ?

— Il fit semblant de trébucher et désarçonna son cavalier en douceur. En même temps, il me bouscula pour que ma cavalière tombe et il m’obligea à faire l’échange à coups de dents. Sans comprendre ce qu’il manigançait, je lui obéis. Quand la cavalière se trouva sur son dos, toujours dans cette brume où personne ne distinguait personne, il se cabra et… Gazon eut un profond sanglot, il écrasa volontairement la petite fille sous lui. Puis il se déchaîna parmi nous et nous mit presque tous à terre. Il hennissait comme un fou, imitait ma voix et déchirait les autres de coups de sabots. Enfants et chevaux hurlaient, et le moniteur n’arrivait à rien pour calmer la troupe. Dès que le carnage fut complet, il se coula parmi nous comme un agneau et se tint tête basse et faussement adorable devant son cavalier qui ne s’aperçut pas une seconde du changement.

— Oh ! Le monstre !

Gazon pleurait à chaudes larmes :

— La petite fille était morte… tu te rends compte ! Morte ! La plupart des cavaliers étaient blessés, choqués, et les chevaux tailladés, pantelants. Tous, chevaux et humains, sans aucune exception,  déclarèrent que j’étais coupable de cette atrocité. Et on me bannit… On m’enferma dans un box dont on ne me sortait jamais plus… jamais plus.

— Les chevaux ne s’aperçurent pas de leur erreur ?

— Malgré mes supplications, les chevaux ne voulurent pas me croire. Mon demi-frère se tenait à carreau, tu comprends. Il se forçait à être sage et affirmait haut et fort que j’avais toujours été jaloux de lui et avais été saisi d’un coup de folie meurtrière. Les chevaux m’insultaient, me mordaient au passage et me témoignaient leur dégoût à longueur de journée… Dans ce box, je te le jure, je n’ai jamais voulu avaler le moindre granulé, le moindre brin de foin. J’avais décidé de mourir pour oublier…

La voix de Gazon se brisa :

— Tu te rends compte, j’étais responsable de la mort de cette petite fille. Jamais je n’aurais dû lui obéir, accepter l’échange. J’aurais dû deviner ce qu’il préparait…

— Cesseras-tu, un jour, de culpabiliser ? Comment voulais-tu lutter contre ton demi-frère ? Si l’amour n’est pas tout, la haine, elle, est plus forte que tout.

— J’avais donc décidé de rejoindre la petite fille et j’étais en bonne voie d’y parvenir puisqu’on avait programmé mon départ à l’abattoir, quand, un matin, un enfant s’est arrêté devant mon box. J’ai entendu la voix du moniteur hurler : « N’approche pas, ce cheval est vicieux, il pourrait te tuer ! »

— Que s’est-il passé ?

— Fabien a répondu qu’il n’en croyait pas un mot, que des yeux comme les miens ne pouvaient pas être ceux d’un mauvais cheval. « Par contre, a-t-il dit, j’ai vu un cheval, tout à l’heure, dans votre club, qui porte la mort en lui. Celui-là a dû faire quelque chose de très mal, ça se voit. »

— Brave petit gars, il avait tout compris.

— Il s’est battu pour parvenir à me prendre, contre le moniteur, contre ses parents et même contre les gens du club qui ne supportaient pas qu’on offre une chance de bonheur à un mauvais cheval comme moi. Mais Fabien a triomphé et il est même parvenu à me réhabiliter aux yeux des humains.

— Comment cela ?

— Quelques jours après notre rencontre, mon demi-frère est passé devant mon box et m’a craché au visage : «  Je ne supporterai pas que tu connaisses le bonheur avec ce garçon. C’est moi qu’il achètera. »  Je tremblais de peur, parce que je me demandais bien ce qu’il allait pouvoir inventer. J’aurais voulu partir de cet endroit maudit, mais on ne pouvait pas me déplacer, j’étais trop faible. Mon demi-frère s’est vite aperçu que personne ne croirait à un nouvel échange. Nous étions devenus trop différents. Il a pété les plombs, comme on dit vulgairement. Au cours d’une promenade, il a bondi dans un ravin et s’est tué. Son cavalier a eu de la chance, parce que son blouson s’est accroché dans une grosse branche et qu’il est resté suspendu dans le vide.

— Ouf !

— Fabien a claironné partout que ce geste de démence était bien la preuve de ce qu’il avançait, que c’était ce fou qui avait joué sur notre ressemblance. Les humains du club m’ont pardonné… Mais pas les chevaux. Aucun d’entre eux ne voulait se déjuger. Ils avaient témoigné que j’étais coupable de l’accident et ceux qui y avaient assisté continuaient à dire que c’étaient bien mes sabots et mes dents qui avaient tracé leurs cicatrices. Ils m’ont mené la vie dure, tout le temps de ma convalescence. Dès qu’il a pu, Fabien m’a installé dans un pré où j’ai repris des forces. Puis, la famille a déménagé et on m’a installé ici.

Gazon se tut, il semblait épuisé.

— Tu comprends pourquoi je déteste les chevaux, tous les chevaux…

— Je comprends, mais je te jure qu’ils ne sont pas tous comme ça.

 

— Quelle histoire horrible, ai-je pensé en me couchant, ce soir-là. Pauvre Gazon ! Pourvu que j’aie raison en affirmant que Fabien ne lui en veut pas et qu’il va bientôt revenir.

 

Au matin, j’ai entendu un grand remue-ménage dans le box voisin et un léger cliquetis sur les dalles de la cour. C’était le garçon, et Gazon l’avait deviné avant moi. J’ai tendu le cou à l’extérieur, si loin, si loin, que j’avais pratiquement le poitrail posé en équilibre sur ma porte. Je ne voulais pas perdre une miette de ce qui allait se passer.

Fabien marchait avec des béquilles, ou plutôt courait… et son père courait derrière lui pour tenter de le ralentir… en vain ! Et sa mère, que je n’avais jamais vue, courait aussi sur des talons un peu hauts qui glissaient sur les pavés :

— Fabien ! criait-elle. Tu sors à peine de l’hôpital. Ne va pas tomber une nouvelle fois. Et méfie-toi, n’oublie pas que ton cheval est responsable de ton accident !

Le garçon s’est arrêté net, il a fait demi-tour, le visage blanc :

— Ah non ! Maman ! Il n’est responsable de rien du tout. N’oublie pas qu’Agathe a découvert qu’une infection de l’œil le rendait presque aveugle. Ne dis pas des choses pareilles, il serait capable de te croire !

Sa mère a haussé les épaules :

— Comme si un cheval pouvait croire quoi que ce soit…

 

J’ai rentré ma tête discrètement. Je souriais de toutes mes dents. Gazon allait redevenir un cheval heureux et moi, j’avais gagné un vrai copain d’écurie !

 

Mireille Mirej

Nov. 2002

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Un grand merci à Mireille Mirej de m'avoir fait ce cadeau. Si vous voulez en savoir plus sur ses ouvrages, vous pouvez visiter le site de sa maison d'édition, très agréable à visiter ! http://lepreduplain.free.fr

Sur ce site, vous trouverez le 25 de chaque mois, quelques chapitres de la suite du livre "un cheval de prix". Ce livre est sorti aux éditions Castor Poche Flammarion et sa suite n'a jamais été publiée.